Lucien Tesnière, de la slavistique à la didactique - en guise d’introduction
La revue TDFLE publie depuis son origine en 1979 des études liées à l’apprentissage et à l’enseignement du français comme langue étrangère ou seconde. Un numéro consacré au linguiste Lucien Tesnière peut donc paraître surprenant.
Bien que considéré indéniablement comme une figure majeure de la linguistique du XXème siècle, Lucien Tesnière, comme tous les grands penseurs, est davantage connu pour quelques artefacts saillants de son œuvre, comme le stemma, la métaphore de l’actance comme micro-scénographie de l’énoncé en action et en contexte, les notions de connexion et de translation et leur caractère heuristique dans l’élaboration de taxinomies des parties du discours. Certes, de multiples travaux ont réussi avec brio à diversifier la connaissance de son héritage conceptuel, théorique et pratique, comme le colloque de Rouen en 1992, ou l’important colloque qui s’est tenu en 1994 à l’Université de Ljubljana, qui réunissait des contributions de chercheurs francophones, germanophones et slavophones, qui élargissaient la réflexion, de la linguistique générale à la stylistique littéraire de la traduction, en passant par la didactique de la grammaire orthographique dans l’enseignement de la langue maternelle[1]. Il faut aussi compter avec le colloque organisé par Franck Neveu et Audrey Roig réalisé en septembre 2019 en Sorbonne célébrant le soixantenaire du Magnum Opus de Lucien Tesnière Éléments de syntaxe structurale (1959), qui constitue une pierre de touche dans l’histoire de la linguistique moderne, dont les actes, parus début 2022, proposent quatre axes de relectures contemporaines[2].
C’est sur l’un de ces axes que va se concentrer ce volume. À l’occasion du 70ème anniversaire du décès de Tesnière en 1954, à Montpellier, un numéro qui lui soit consacré s’imposait pour diverses raisons.
L’œuvre foisonnante de Lucien Tesnière mêlant intimement recherche linguistique théorique poussée d’une part et souci d’enseignement d’autre part, tout au long d’un spectre épistémologique et méthodologique, les textes qui lui sont consacrés ici seront présentés selon leurs diverses facettes. Ce caractère kaléidoscopique de l’œuvre et de la pensée de Tesnière nous a donc poussé à répartir à plusieurs endroits du présent « article en guise d’introduction » des considérations sur l’apport des différents auteurs, plutôt que d’adopter le mode opératoire canonique des introductions, qui résume l’apport de chaque contribution les unes après les autres. Nous pensons qu’une telle disposition, résolument non linéaire, des aperçus de synthèse des articles de ce numéro de TDFLE est non seulement plus fidèle à la pensée de Tesnière qu’une progression au pas cadencé, mais a des vertus stimulantes pour se préparer à changer de perspective sur cet auteur, dont les dimensions évoquées sont souvent, on le verra, inattendues.
Lucien Tesnière est une figure scientifique majeure de l’université de Montpellier. Arrivé à la Faculté des Lettres en 1936, il y a officié jusqu’en 1954 comme enseignant, linguiste reconnu, succédant au phonéticien Maurice Grammont qui occupait la chaire de linguistique et grammaire comparée depuis sa création en 1895.
Dès son arrivée, il prend, toujours en succession de Grammont, la direction de l’Institut des Étudiants Étrangers créé au tout début du XXème siècle, en 1908, dont une exposition a récemment rappelé en 2023 la riche histoire. Ce type de tâche n’était pas une nouveauté pour Tesnière et participait d’ailleurs à l’intérêt qu’il portait au poste de Montpellier. Il était déjà fortement impliqué dans l’enseignement du FLE depuis ses débuts dans la carrière universitaire, en Slovénie où il avait créé et dirigé l’Institut français à Ljubljana, puis à Strasbourg où il avait donné des cours d’été de français aux étudiants étrangers.
C’était d’ailleurs, plus largement, un passionné de langues, lui-même polyglotte, et capable d’utiliser un nombre considérable de langues dans ses travaux.
De cette histoire découlent les deux orientations choisies dans ce numéro, qui se complètent et s’entrelacent avec deux thèmes chers aux didacticiens montpelliérains :
- La passion des langues, dont Tesnière est lui-même une remarquable illustration, en parlant couramment dix, en ayant étudié une vingtaine et capable d’émailler sa syntaxe d’exemples pris dans une centaine d’idiomes. Un tableau joint en annexe de la présente introduction récapitule les langues utilisées ou citées dans l’ouvrage Éléments de syntaxe structurale, publié de façon posthume, mais fruit d’au moins deux décennies de travail, et dont on ne mesurera jamais assez ce que cet ouvrage théorique doit à l’auto-apprentissage et à l’enseignement de multiples langues par son auteur, au-delà de la seule base empirique mise en œuvre au service d’une méthode.
- La didactique des langues, définie en 1989 par Henri Besse comme « un ensemble de discours plus ou moins raisonnés portant sur ce qui se passe dans une classe quand on y enseigne/apprend une langue »[3]. Ce thème n’allait pas de soi, les commentateurs de Tesnière s’étant surtout attachés à ses théories linguistiques, et son souci didactique n’occupant qu’une place très secondaire dans les travaux qui lui ont été consacrés. On tâchera ici, en renversant les priorités, d’analyser la pertinence et la fécondité de cette préoccupation. On pratiquera ainsi une sorte de réorientation ou de redimensionnement riche en perspectives, tout en contribuant à développer la dimension épistémologique en didactique de la revue TDFLE. Chemin faisant, on pourra ainsi combattre peut-être quelques idées reçues, telles que 1. Tesnière comme chercheur isolé ; 2. Tesnière comme archaïque ou penseur obsolète ; 3. Tesnière comme théoricien abscons, hors sol ou décalé.
Du premier point de vue – l’isolement de Tesnière –, les textes réunis ici montrent tout au contraire combien la pensée de Tesnière s’est alimentée d’une intense activité relationnelle avec les milieux de la didactique et de la linguistique de son temps. La contribution de Mojca Schlamberger Brezar montre que dès son séjour de jeunesse à Ljubljana entre 1920 et 1924 Lucien Tesnière était en interaction directe avec des collègues slovènes et des étudiants slovènes (Tone Smolej mentionne des étudiants tels que Jakob Šolar, Mirko Rupel, Stanko Leben, Mirko Hribar). Il correspondait avec ses collègues slovènes Ivan Prijatelj, Anton Debeljak, Joža Glonar, et le poète Oton Župančič. Il a ensuite donné des conférences sur la langue et la littérature slovènes à Strasbourg. Il n’a cessé de fonder des cercles de discussion et de réflexion, de contribuer activement à des centres de diffusion culturelle, des instituts de français pour étrangers. Son activité de traducteur et de recension d’ouvrages en slovène et dans d’autres langues européennes atteste également de son implication. La contribution de Corinne Delhay et Jean-Christophe Pellat, concernant son enseignement à l’Université de Strasbourg, de 1924 à 1937, confirme ce dynamisme : outre sa participation active aux séminaires de recherche de la Faculté de lettres et ses cours d’été à l’Institut d'études françaises modernes, il publie ses deux thèses sur le duel en slovène, et il contribue à la promotion du structuralisme pragois, en particulier auprès de Georges Gougenheim. Il s’intéresse à la statistique lexicale dans le cadre de l’enseignement du français, et influence le champ émergent de l’exploration du français fondamental. Sa générosité transparaît dans ses multiples initiatives : dons de fonds documentaires en langues slaves et de collections d’ouvrages, conférences à divers publics étudiants et savants, insatiable curiosité envers les langues et les champs de connaissance, etc.
Du second point de vue – l’obsolescence de la construction théorique de Tesnière –, les contributions de Teddy Arnavielle, dont on reparlera plus loin, et d’Ivana Franić montrent chacune le caractère pionnier, voire aventureux (chez le premier des deux contributeurs), mais indéniablement avantgardiste (chez le second auteur) des constructions théoriques de Tesnière. Les dictionnaires valenciels sont aujourd’hui devenus incontournables, notamment dans le domaine des langues slaves, avec une perspective résolument multilingue et contrastive. On ne compte plus les projets de recherche internationaux faisant usage de techniques d’extraction de corpus fondés sur les méthodes relevant des grammaires de dépendance, dont il est l’un des principaux inspirateurs. Quoiqu’on puisse penser du caractère intuitif, voire flou, de la notion de translation, elle est aujourd’hui au centre des recherches sur la transcatégorialité dans les langues du monde[4]. Il faut également compter avec l’impact qu’a pu avoir la théorie de l’actance dans la construction de la sémiotique greimassienne – même si l’usage de la notion qu’en fait Greimas est avant tout ancré dans la théorie du récit de Vladimir Propp. On retiendra notamment de cette résonance profonde de la méthode tesnérienne avec la sémiotique structurale cette remarque de Greimas, qui d’ailleurs évoque le tropisme didactique de Tesnière :
« Nous avons été frappé par une remarque de Tesnière – qu’il ne voulait, probablement, que didactique – comparant l’énoncé élémentaire à un spectacle. Si l’on se rappelle que les fonctions, selon la syntaxe traditionnelle, ne sont que des rôles joués par les mots – le sujet y est « quelqu’un qui fait l’action » ; l’objet, « quelqu’un qui subit l’action », etc., la proposition, dans une telle conception, n’est en effet qu’un spectacle que se donne à lui-même l’homo loquens. Le spectacle a cependant ceci de particulier, c’est qu’il est permanent : le contenu des actions change tout le temps, les acteurs varient, mais l’énoncé-spectacle reste toujours le même, car sa permanence est garantie par la distribution unique des rôles. (…) [Ainsi,] le micro-univers sémantique ne peut être défini comme univers, c’est-à-dire comme un tout de signification, que dans la mesure où il peut surgir à tout moment devant nous comme un spectacle simple, comme une structure actantielle. »[5]
On retrouve dans cet extrait à la fois un hommage à l’intuition didactique dans la praxis de linguistique théorique de Tesnière, et à sa capacité de créer et saisir des mondes, de portée universelle.
Enfin, le troisième point de vue – l’hermétisme ou la position hors-sol de Tesnière –, tant la contribution de Daria Zalesskaya que celle de Dominique Klingler montrent combien, tout au contraire, sa théorie naît dans et par la didactique, et qu’elle s’avère limpide et facile à appliquer dans n’importe quel contexte didactique. La première fait apparaître que c’est dans la Petite grammaire russe, parue en 1934, dans le contexte d’une tradition grammaticale quelque peu engoncée, qu’il faut chercher, contre toute attente, les prémisses de la méthode des Eléments de syntaxe structurale, paru à titre posthume en 1956. Or, dès cette époque, malgré les fluctuations orthographiques dues à une réforme de l’orthographe russe rendue difficile par les événements géopolitiques et socioculturels survenus depuis le début du siècle passé, ce petit manuel de russe manifeste un réel souci non seulement didactique, mais d’explicitation des structures fondamentales de toute langue à décrire et transmettre. Non seulement l’ouvrage détonne par rapport aux croyances et préjugés de l’époque (sur le caractère plus ou moins « archaïque » de langues réputées « difficiles » et « complexes », comme le russe), caractéristiques de « l’air du temps » et de « l’air du lieu », par sa relative neutralité épistémologique, mais on y trouve le ferment d’une grande théorie à venir sur les fondements de la syntaxe.
Daria Zalesskaya conclut sa mise en abyme de cette humble grammaire élémentaire du russe : « On voit donc que Tesnière a appliqué ses idées bien avant la publication posthume des Éléments de syntaxe structurale. Toutes les idées de base étaient déjà présentes dans la Petite grammaire russe et ont été utilisées par l’auteur à des fins didactiques, autrement dit, ce manuel est, en quelque sorte, un traité de syntaxe structurale pour les apprenants de la langue russe, où le russe sert d’exemple. Il est important d’ajouter que la Petite grammaire russe, grâce à sa nouvelle méthode, basée sur les idées de Tesnière, représente une originalité et une modernité dans l’apprentissage des langues vivantes de l’époque. » C’est donc à une réduction phénoménologique tout aussi importante que celle que proposait en son temps le structuralisme pragois que, quelques décennies plus tard, le générativisme, qu’a abouti Tesnière à travers un opuscule à finalité didactique.
Dans sa contribution, Dominique Klingler met en avant, à travers son expérience de l’enseignement du japonais L2 en contexte francophone avec des étudiants de master, le caractère non seulement heuristique, mais aussi émancipateur et formateur, pour des apprenants, des principes de la méthode de Tesnière. Car son approche conscientise l’apprenant sur l’indépendance entre syntaxe, sémantique et morphologie : elle permet un déplacement du point de vue (là encore, une épochè, à l’échelle du sujet apprenant), afin que l’apprenant se détache de ses catégories prégnantes induites par sa langue maternelle. Il apprend ainsi qu’il ne suffit pas de traduire ni de procéder par calques, mais qu’il faut dissocier et réassembler les éléments de discours et de grammaire, et les supports lexicaux, en ciblant une langue aussi différente que le japonais en contexte francophone. La méthode tesnérienne lui permet également de visualiser, comme un schéma et une saynète (un « micro-univers » selon les termes de Greimas, cité plus haut) les positions syntaxiques et les liens de dépendance entre les unités ainsi redéfinies, recomposées. En mettant le verbe et les actants au centre de l’attention, cette approche permet de mieux comprendre le rôle de constituants a priori « exotiques » par leur fonction et leur position dans l’énoncé, comme les particules postposées, à teneur prédicative et actancielle. Il s’habitue également à faire abstraction des schèmes attendus dans sa langue, à accepter des distributions différentes d’éléments-clés, comme le verbe « être » et ses diverses variantes distributionnelles en japonais (da/desu vs aru/iru). Enfin, cette méthode incite à exercer non seulement une distanciation métalinguistique, mais aussi une réflexion, une introspection et une discussion sur ces questions de contrastes à première vue irréductibles. En somme, la méthode de Tesnière contribue à développer chez l’apprenant le goût et la manière d’apprendre à apprendre une langue, au lieu de se contenter d’automatismes, de correspondances terme à terme qui, on le sait, n’offrent que des solutions provisoires et figées. Ainsi, on retrouve, placé à un tout autre niveau que dans le générativisme, la question de la faculté de langage et des conditions d’acquisition des structures linguistiques – situées moins chez « l’enfant-grammairien », dans ce cas précis, que dans l’apprenant adulte, en parfaite logique avec ce fondement didactique de la conception tesnérienne de la grammaire des langues du monde.
Talent méthodologique et épistémologique de Lucien Tesnière
Le sous-titre de la présente synthèse, qui sert d’introduction à ce numéro de TDFLE, est Lucien Tesnière, de la slavistique à la didactique. Ce parcours a émergé au fur et à mesure de la réunion des contributions du présent numéro de TDFLE. Nous tenions à aménager le plus de place possible aux analyses et témoignages de nos collègues slavisants, tant les langues slaves ont, aux côtés de l’allemand et des langues germaniques, ont constitué le socle empirique de la pensée de Tesnière, à partir duquel il a exploré d’autres langues et construit sa propre épistémologie, à la fois unique et convergente avec les courants de son temps, aussi bien en linguistique qu’en didactique des langues. Mais il fallait partir de l’expérience slave, entre le slovène et le russe, afin de pouvoir à la fois entrer dans la pensée et le savoir-faire de Tesnière pour en sortir et explorer les multiples perspectives qui ont émergé de sa formation en slavistique. L’un des apports de la réflexion qui se déroule dans ce numéro tient précisément au caractère fondamental de l’incidence de la slavistique dans la phase formative de la constitution des théories de Tesnière en didactique des langues et en linguistique générale.
De ce point de vue – celui de la recherche des fondements de la pensée tesnérienne –, la lecture de l’ouvrage Les formes du duel en slovène qu’il publiera à son retour en France, en poste à Strasbourg, en 1925, impressionne encore aujourd’hui par la rigueur du plan échafaudé et recomposé par l’auteur, pour aborder la catégorie du duel en slovène, dans les paradigmes de flexion nominale (au nominatif-accusatif duel des substantifs masculins : thèmes en *-e/o, *-u/ov, *-i, thèmes consonantiques ou radicaux athématiques ; au nom-acc. duel des substantifs féminins, les thèmes en *-ā, en -i, en *ū, en -er vs formes figées ; au nom-acc. duel des substantifs neutres, thèmes en *-e/o et consonantiques, formes figées ; formes du génitif-locatif, du datif-instrumental ; formes des pronoms personnels ; dans les démonstratifs, les noms de nombre ; le duel dans les verbes et selon la flexion genrée). Or dans ce plan somme toute très classique, quasiment néogrammairien, mais abondamment nourri de données dialectales et philologiques (cf. la table des sources, p. 427-445), avec des documents remontant jusqu’au Xème siècle, Tesnière intercale des scénarios de développement des variantes du marquage duel dans les dialectes, selon l’incidence de phénomènes comme la réduction du type dur au type mou, la réaction du type dur en čakavien, le recul du duel devant le pluriel, ou les progrès du type dur en čakavien de Krasica et de Vbrnik (p. 105), aussi bien que des stratigraphies sous forme de simulation de coupes géologiques (p. 120), rendant compte de phénomènes de convexion diasystémique, en quelque sorte, sous l’effet de l’analogie des thèmes en *-ā. Son style d’exposition tient à la fois de celui d’Antoine Meillet, par la richesse et la finesse de grain des données ainsi que la constante rigueur le conduisant à discerner les paradigmes, identifier les processus de changement et traquer les faits dialectaux et philologiques, et la clarté d’exposition d’un Ferdinand de Saussure dans son Mémoire sur les voyelles, qui était à l’époque un modèle du genre (cf. le tableau à quatre sous-classes flexionnelles/phonolexicales p. 171, qui compare douze variétés dialectales à la langue littéraire, en traçant une ligne de partage en escalier au cœur de cette taxinomie comparative). En somme, c’est au contact des maîtres de la linguistique slave, en Slovénie, que Tesnière s’est formé à la fois comme (post)néogrammairien et comme philologue accompli. Mais là encore, la dimension didactique est présente partout, quoiqu’en filigrane, afin de ne pas déroger de manière trop visible aux canons académiques de l’époque : Tesnière, dans son argumentaire, ne cesse de faire dialoguer entre eux les données ainsi que les descripteurs : nombre de pages de son austère essai se lisent comme un roman policier, sur les traces du duel perdu, retrouvé, résilient ou victorieux dans le diasystème slovène, entre évolutions phonétiques croisées, poussées analogiques, simplification et complexification du système, toujours envisagé aussi bien dans le détail de ses parties constitutives que de manière systémique – en cela, Tesnière est déjà structuraliste, tout autant que Saussure a pu l’être, à travers sa formation initiale de néogrammairien. Ainsi, Tesnière et Saussure partagent un parcours intellectuel analogue, à la façon des évolutions parallèles en histoire des idées linguistiques.
La contribution de Patrice Pognan est l’une des plus riches en données linguistiques issues de langues slaves diverses. On y retrouve, là encore, l’ancrage dans la méthode diachronique chez Tesnière, dans son approche des langues slaves, cette fois en extension – même si le fait d’avoir exploré le diasystème slovène était déjà en soi une démarche exploratoire en extension. L’auteur, fin connaisseur de l’œuvre de Lucien Tesnière de longue date[6], est aussi l’un des pionniers de l’analyse automatique des langues slaves, pour lesquelles il a développé une théorie de la calculabilité des langues au sein de domaines partageant des racines lexicales et grammaticales héritées (langues indo-européennes, kartvéliennes et afro-asiatiques, notamment, en ce qui concerne quelques-uns des nombreux champs empiriques explorés par Pognan). Il décèle dans la table étymologique de Tesnière « un ensemble convergent, auquel il serait aujourd’hui facile d’ajouter un concordancier pour observer l’usage des mots en situation, est certainement optimal pour l’apprentissage du vocabulaire ». C’est ainsi l’occasion pour l’auteur d’exposer les principaux paradigmes d’alternances de radicaux, de réduction syllabique et de traitement des yats et des yers dans les langues slaves, renforçant la dimension slavisante de cette livraison de TDFLE.
L’article de Mojca Schlamberger Brezar fournit de précieuses informations sur le don et l’amour des langues de Lucien Tesnière, sur son protagonisme tant dans le domaine de l’enseignement du français en Slovénie que sur ses méthodes d’enquêtes en dialectologie slovène, dans ses recherches sur le duel. L’auteure montre comment Tesnière a su rebondir, par sérendipité, à partir d’une « commande » initiale qui avait été passée pour étudier un tout autre problème de grammaire slave, objet d’une disputatio entre deux éminents linguistes français. Le jeune linguiste (et didacticien) se rend ainsi sur place, officie de son mieux et au-delà pour l’enseignement du français en Slovénie, mais finit par se piquer au jeu de la grammaire slovène, indifférent aux « créneaux porteurs » du monde universitaire de l’époque : « Selon A. Bernard (2002), Tesnière aurait été envoyé en Slovénie depuis la Carinthie par le Ministère des affaires étrangères pour entreprendre une étude historique des langues slaves concernant l’attribut à l’instrumental, qui était l’objet d’un différend entre Meillet et Boyard (…). Selon F. Madray-Lesigne (1994), les connaissances et l’intérêt pour le slovène l’empêcheraient d’obtenir plus tard le poste à Paris ».
Il fait feu de tous bois, et recrute même des informateurs de dialectes slovènes parmi ses propres étudiants de français ; il reprend, remanie, puis remplace le questionnaire de l’ALF (Atlas linguistique de France) de Jules Gilliéron, qui constituait le modèle canonique du protocole d’enquête dialectale, pour finalement ancrer son questionnement de la morphologie flexionnelle slovène dans la tradition de recherche slavistique. C’est à la trame de cette aventure intellectuelle en Slovénie ancrée sur le terrain dialectologique autant que sur le terrain institutionnel – y compris en tenant compte des malentendus avec les tenants de la tradition académique en slavistique dans son pays d’accueil – que nous invite la contribution de Mojca Schlamberger Brezar.
La linguistique au service de l’enseignement : le pari de Tesnière
A. Petit rappel historique
L’intérêt pour la manière d’enseigner les langues ne date pas de Tesnière et se développe en Europe au XVIIème siècle, notamment grâce à la Didactica Magna de Jan Comenius. L’« art d’enseigner » fera l’objet au XVIIème siècle d’un article de l’Encyclopédie écrit par Du Marsais, comme art « de démêler la subordination des connaissances »[7]. Les réticences de Rousseau vis-à-vis de l’apprentissage des langues n’encouragent pas les travaux sur leur enseignement. C’est au milieu du XXème siècle qu’apparaît explicitement le domaine dit de la « linguistique appliquée », avec sa branche orientée sur cet enseignement.
On fait communément remonter l’essor de la linguistique appliquée à l’enseignement des langues à l’ouvrage du linguiste canadien William F. Mackey, Language Teaching Analysis, écrit en 1961, traduit en français en 1971. La linguistique structurale a remis en cause la description grammaticale traditionnelle, et Mackey montre que l’idée qu’on se fait de la langue (liste de mots ? système ?) et de sa description influe sur son enseignement. Jouent également la conception de l’apprentissage et de la mémoire, et le choix d’une méthode. La démonstration rigoureuse de Mackey va être à l’origine d’un mouvement foisonnant : création de revues, d’associations professionnelles, de centres de recherches, modification de la formation des enseignants, publications etc. Tout cela à l’ombre des théories linguistiques dominantes des années 1960-1970 : le structuralisme suivi de la grammaire générative.
Aucune référence à Lucien Tesnière dans tout cela, du moins en ce qui concerne l’enseignement des langues. Car une autre branche de la linguistique appliquée, celle de la traduction automatique des langues, s’est emparée, elle, au début des années 1950, aux USA et en France, de ses travaux qui lui ont donné le socle linguistique qui lui manquait jusque-là[8]
Et pourtant la question du lien entre la description linguistique et l’enseignement de la langue, Tesnière se l’est posée tout au long de sa carrière, depuis ses tout débuts, et elle a sous-tendu ses recherches, comme lui-même l’écrit à maintes reprises dans les Éléments. Dès 1921-1924, à son premier poste, Lucien Tesnière affronte en Slovénie l’expérience de l’enseignement du français aux étrangers, et prend conscience des difficultés de la description grammaticale traditionnelle : non seulement la contradiction entre règle et multiples exceptions, ou le quasi-monopole de la morphologie, mais également les incohérences des critères retenus pour la description : tantôt d’ordre psychologique, tantôt logique, tantôt historique, tantôt situationnel (place de l’adjectif par exemple) ou sémantique… À Strasbourg ensuite de 1924 à 1936 sur un poste de slavistique il devra enseigner des langues slaves, le russe notamment, à des étudiants français ou non, chez lesquels il percevra aussi des difficultés liées à la description grammaticale. Ce qui le conduira à élaborer les grandes lignes de sa théorie et à les mettre en œuvre dans un premier manuel en 1934. Dans ce numéro, Corinne Delhay et Jean-Christophe Pellat montrent l’importance de la période strasbourgeoise (treize ans de bouillonnement intellectuel) dans la construction de la syntaxe tesniérienne : les travaux et enseignements sur les langues et cultures slaves, les rencontres et publications auprès du cercle de Prague, se combinent avec les activités pédagogiques des cours d’été aux étrangers pour aboutir aux premiers éléments et aux lignes directrices de la future syntaxe. De 1936 à 1954, à Montpellier, il ne cessera de perfectionner sa théorie et de saisir toutes les occasions de la mettre en application, avec grand succès.
B. Quelles sont donc les grandes lignes de cette « linguistique appliquée avant l’heure » ?
Le premier grand mérite de Tesnière a été de mettre la syntaxe au cœur de la réflexion grammaticale pour l’enseignement, comme le signale Teddy Arnavielle dans ce volume. Les grammaires scolaires de l’époque, en effet, présentaient une table des matières principalement morphologique (accords, conjugaison, formes des pronoms…). Selon André Chervel[9] ce choix visait l’objectif majeur de l’apprentissage de l’orthographe. Et la même description grammaticale s’utilisait pour les apprenants de langue maternelle ou étrangère. L’étude portait sur des éléments séparés, nom, pronom, adjectif, verbe, celle de la phrase n’intervenant que tardivement dans le cursus. Il faudra attendre les années 1945-1950 pour que les Instructions officielles en France prennent la syntaxe en considération dès l’enseignement primaire.
Tesnière considère, lui, dès le début des années 1930, que l’expression de la pensée, pour être cohérente, se fait par l’intermédiaire du moyen syntaxique de la connexion. Un apprentissage efficace de la langue s’appuie sur cette connaissance des relations entre éléments, dont le grammairien doit rendre compte. Tesnière le fera d’abord pour le russe, puis l’allemand (dans un manuel non publié), également le français pour étrangers. Dans ses archives figure le projet d’une grammaire française pour étudiants étrangers, jamais publiée, mais ouvrage énorme, comportant un millier de pages de brouillons… De cet ensemble ne subsiste à l’état de publication que la Petite grammaire du russe, de 1934, dont Daria Zalesskaya analyse dans ce numéro les principes fondateurs, et ce qu’ils doivent d’une part à l’« air du temps » et à « l’air du lieu », d’autre part aux idées directrices théoriques de leur auteur, déjà en place à cette époque.
Un deuxième grand mérite de Tesnière est d’avoir infatigablement recherché la cohérence, sur deux plans. À l’intérieur de la description de la langue d’une part, afin d’éliminer ce qui gêne tellement tous les apprenants du français, cette multitude d’exceptions qui accompagnent pratiquement chaque « règle ». C’est le regard des étudiants étrangers qui a attiré l’attention de Tesnière sur cette difficulté, et le souci didactique d’y remédier l’a conduit à établir un système qui se veut parfaitement homogène. Tesnière recherche de plus la cohérence entre les descriptions d’un même phénomène linguistique dans différentes langues. Non que son but soit de construire une grammaire universelle : il affirme clairement que tel n’est pas le cas, au contraire de l’objectif qu’affichera plus tard Noam Chomsky. Mais une description unique de la relation entre éléments peut être donnée, alors même que les langues emploient des procédés divers pour l’exprimer : déclinaison en latin pour liber pueri, complément précédé de préposition en français pour le livre de l’enfant, mot composé en allemand avec das Kinderbuch par exemple.
On peut reprocher à Tesnière des accrocs à cette cohérence, bien qu’il y en ait tout de même infiniment moins que dans la Grammaire Traditionnelle. Et Teddy Arnavielle, en grammairien guillaumien (Guillaume, autre passionné de cohérence !) et vigilant, en repère plusieurs ainsi que certaines lacunes dans la description : l’absence de mention des subordonnées complétives dépendant d’un nom ou d’un adjectif par exemple. Il y voit la marque d’une telle centration de Tesnière sur la construction d’un modèle que le linguiste en oublie parfois la réalité du matériau linguistique. Ce dont Tesnière d’ailleurs était parfaitement conscient, et s’il n’a pas publié de son vivant son « grand œuvre », sa monumentale syntaxe, c’est bien parce qu’il ne la considérait jamais comme vraiment achevée, toujours à perfectionner. Rien de plus excitant pour le chercheur que cette quête d’explication d’un fait linguistique à mettre en cohérence avec la théorie que l’on a construite. N’est-ce pas là d’ailleurs une question fondamentale ? Un modèle linguistique peut-il être parfait, c’est-à-dire exhaustif ? La variété des constructions est sans doute un défi constant pour tout système.
Un troisième apport du linguiste Tesnière à une virtuelle « linguistique appliquée » est d’avoir cherché à valider sa théorie par la pratique de l’enseignement. Et c’est là un grand mérite didactique, qui le distingue de la plupart de ses confrères. Non seulement la théorie s’est traduite dans des manuels, mais Tesnière a mené ou fait mener différentes expérimentations pédagogiques auprès de publics variés[10] : à Montpellier auprès d’enfants de classes primaires, et de jeunes gens en centres de jeunesse ou d’apprentissage, ailleurs dans des cours de latin ou d’allemand. Ces expériences ont toutes été jugées favorablement par les évaluateurs, inspecteurs, animateurs ou autres personnels en responsabilité. L’appréciation portait sur une plus grande facilité dans l’apprentissage et une meilleure mémorisation de la grammaire, grâce notamment à la cohérence de la description. Ce qui faisait espérer à Tesnière qu’un jour l’Éducation Nationale française ferait adopter officiellement sa théorie comme description scolaire officielle.
Il est vrai que la facilité d’apprentissage, ainsi que la participation active des élèves, était bien stimulée par l’utilisation du stemma, ce schéma représentant les connexions ou liens de dépendance entre les éléments. Tesnière n’en est pas l’inventeur, il dit avoir trouvé l’idée chez des grammairiens russes, lesquels l’avaient peut-être déjà empruntée à des linguistes allemands[11]. Mais voilà un nouveau mérite de Tesnière : avoir compris toute la fécondité théorique et pédagogique d’un schéma dont le mode systématique de construction pouvait non seulement rendre compte d’une grande variété de structures, mais les rendre intelligibles à l’apprenant. Tesnière toutefois était un homme avisé : s’il savait que le stemma fascinait les élèves et leur facilitait la compréhension de la syntaxe, il recommandait aux enseignants la prudence dans l’utilisation de sa description, afin de ne pas se mettre (et leurs élèves avec eux) en position fausse par rapport à la théorie officielle.
On a tenté d’expliquer ailleurs pourquoi cette grammaire si bien expérimentée n’a pas eu le devenir officiel espéré[12]. Ce n’est certes pas la seule dans ce cas, et curieusement c’est la description linguistique élaborée par quelqu’un qui ne voulait pas qu’elle serve à l’enseignement, Chomsky, qui a eu la plus forte utilisation pédagogique en France et ailleurs. Il ne serait toutefois pas tout à fait exact de dire qu’il n’y a pas eu de conséquences didactiques aux travaux de Tesnière, même si celles-ci sont restées mineures : on peut penser au développement des schémas de formalisation grammaticale dans les manuels, aux applications ponctuelles à l’enseignement du latin, de l’allemand ou de l’italien, et surtout à l’évolution des Instructions Officielles pour l’enseignement du français en France, qui, à partir de 1945, ont donné de plus en plus de place à la formation des élèves en syntaxe.
Hommage au passionné des langues comme au linguiste préoccupé de pédagogie, c’est à l’étranger ou pour les langues étrangères que se déploient les qualités didactiques de l’analyse de Tesnière. Ivana Franić revient sur la fécondité de la notion de valence, dont Cristiana De Santis avait montré tout l’intérêt pour l’apprentissage de l’italien[13]. I. Franić place la valence verbale dans un cadre comparatif entre langues slaves et français pour permettre l’élaboration d’un dictionnaire valenciel bilingue, ici croate-français, mais modèle porteur de possibilités de transposition dans d’autres langues. Une démarche qui semble bien conforme à ce que souhaitait Tesnière.
Bien loin des langues slaves, domaine privilégié de Tesnière, Dominique Klingler, comme on l’a vu plus haut, se place aussi dans une double perspective, comparatiste et didactique, pour faciliter un bref apprentissage du japonais à des étudiants français, en leur permettant de comparer les structures des deux langues. Elle s’appuie pour cela sur les notions d’ordre structural, de nœud verbal, d’actants, et, avec des exemples concernant la phrase attributive ou l’adjectif, démontre l’efficacité pédagogique de l’analyse tesniérienne.
Ce numéro consacré à l’empreinte didactique de Lucien Tesnière se clôt sur une contribution apparemment décalée, celle de Bruno Maurer sur l’enseignement des compétences linguistiques en FLE. Décalé parce que B. Maurer s’appuie en matière de théorie linguistique principalement sur la linguistique de l’énonciation ou celle de G. Guillaume (autre ignoré de l’École), et des notions comme modalisation, caractérisation, nomination, qui ne font pas partie du lexique de Tesnière, lequel d’ailleurs n’est nullement mentionné. Et pourtant, en est-on si loin ? Il s’agit ici encore de faciliter l’apprentissage du français à des apprenants de FLE. Bruno Maurer affirme dès l’introduction qu’il veut leur faire suivre la même démarche que celle du linguiste, et il va pour cela leur faire s’approprier les trois notions dont il a été question plus haut. Il ne s’agit certes plus de linguistique appliquée, mais de linguistique constructiviste intégrée[14] : dans les deux cas toutefois, c’est la description linguistique qui donne la clé de l’apprentissage.
Conclusion et perspectives
On peut dès lors poser deux ordres de questions : qu’apporte ce numéro de TDFLE à la connaissance de l’œuvre et de la pensée de Lucien Tesnière, et qu’est-ce que ce dernier apporte au champ de la didactique du FLE et des langues étrangères ? La question de savoir ce qu’apporte le présent numéro de TDFLE aux études tesnériennes est délicate, tant la pensée de Tesnière fait l’objet de constants débats, de volumes d’hommages et de témoignages de reconnaissance tant par les linguistes issus de la linguistique générale et appliquée, ou de divers domaines où sa méthode a pu s’ancrer (langues slaves) ou se développer de manière substantielle (allemand et langues germaniques). Cependant, nous pensons que le « filon » de la valorisation du versant didactique, pédagogique, de l’œuvre de ce linguiste polyglotte, à la fois formé de manière canonique dans des disciplines comme la slavistique ou la grammaire et explorateur infatigable et inventif des champs de savoir et des langues du monde, reste à explorer. Toutes les contributions de ce numéro traitent peu ou prou de cet aspect et, malgré leurs efforts, ne font qu’effleurer la surface du potentiel de réflexion encore à développer sur ce plan précis. Mehr licht! disait Goethe au seuil de sa vie… Encore plus de lumière ! pourrait-on également dire sur ce point. Il conviendrait, sur la base des textes recueillis dans ce numéro, de s’interroger sur le rôle de l’autodidactie non seulement en langues mais aussi sur les théories et méthodes linguistiques et scientifiques mises en œuvre tout au long de sa vie par Tesnière. L’expérience vécue, l’épaisseur de la conscience empirique de ce linguiste, qui apprit le russe, le polonais et le breton dans un camp de prisonniers à Meserburg durant la guerre en 1915, rappelle le paradigme de la résilience mise à l’épreuve par un « merveilleux malheur », selon l’expression de Boris Cyrulnik[15], son altruisme sous des dehors que certains pouvaient à première vue juger austères, son souci de transmettre le savoir, sa passion de la « contagion des langues », ne sont à chaque fois qu’évoquées de manière anecdotique. Or, nous l’avons vu, les témoignages sur sa vie sociale et intellectuelle tant en Slovénie qu’à Strasbourg sont encore abondants. Une relecture attentive de son style d’écriture dans les domaines les plus divers – dont les travaux sur le duel slovène –, mis en regard avec de tels témoignages biographiques, au-delà des quelques œuvres toujours citées, dont son Magnum opus posthume des Éléments de syntaxe structurale, mériteraient d’être revisités de ce point de vue, à la fois empathique et de valorisation critique. En ce sens, la contribution de Teddy Arnavielle a apporté ici un contrepoint précieux, à mettre en regard avec celle de Daria Zalesskaya sur un ouvrage de réputation mineure (la Petite grammaire russe), mais pourtant riche en indices sur la constitution de la pensée de Tesnière et de sa vision de la grammaire et des langues. Les contributions de Patrice Pognan et d’Ivana Franić, dans le domaine du Traitement Automatique des Langues, ouvrent un autre versant sur le génie de Tesnière : celui de l’incidence rationnelle de ses constructions mentales, de sa compétence à identifier des structures, systématiser les données (y compris parfois, de manière quelque peu incertaine ou chaotique), avec les conséquences heuristiques qu’on su mettre en valeur ces deux contributeurs. C’est donc à une véritable herméneutique historiographique de penseurs linguistes-didacticiens tels que Tesnière qu’il faut se livrer, en ne laissant échapper aucun témoignage, aucun détail (jusqu’à la lecture des préfaces de manuels, comme le fait à bon escient Daria Zalesskaya dans sa contribution) : à ce titre, Lucien Tesnière n’est pas seul et unique dans sa classe naturelle : il conviendrait de mener des recherches sur le paradigme des linguistes-didacticiens (notamment Gustave Guillaume, Otto Jespersen, Bernard Pottier, Charles Kay Ogden, etc.).
De là, l’apport de Tesnière non seulement à la didactique du FLE et des langues étrangères, mais aussi à la grammaire, y compris (para)scolaire : les intuitions et les dispositifs didactiques mis en place par Tesnière transcendent les grilles canoniques et les exercices routiniers des manuels. Le stemma comme schématisation de l’actance et de la relation valencielle – ce micro-univers universel et pourtant si polymorphe et polychrome selon les langues à apprendre – relève ainsi d’une intuition puissante, dont on peut regretter que le potentiel pédagogique ait été estompé par l’engouement que ce mode de représentation a suscité en linguistique générale, théorique et formelle. La « stemmomanie » ou la « stemmophilie » (dans les deux cas, la passion ou l’amour des stemmata) a décidément été reléguée bien loin de son intention pédagogique initiale, et il est donc encore à redécouvrir, comme nous l’a suggéré Dominique Klingler par sa praxis du japonais L2. Le fait que le sommaire d’un petit manuel de langue russe contienne, comme une coquille de noix, l’ensemble des prémisses d’une grande théorie de la structure syntaxique des langues, est aussi une grande leçon pour les didacticiens : combien d’ouvrages originaux de ce genre sont passés inaperçus, ou n’ont pas vu leur potentiel méthodologique jugé à sa juste valeur ? À ce titre, une étude comparative critique fine de manuels ou de grammaires de langues par tranches synchroniques, comme l’a proposé Daria Zalesskaya ici-même, s’avèrerait heuristique. On objectera sans doute que tout cela est du passé, et que l’horizon des TIC désormais transcende largement ces apports. Ce serait vrai si tant de ces TIC et quizz en ligne ne faisaient pas que reprendre, bien souvent, des procédés pédagogiques guère plus jeunes que les ouvrages de jeunesse de Lucien Tesnière, en matière de manuels de langues et surtout, s’ils ne s’éloignaient pas progressivement, imperceptiblement, mais résolument, de plus en plus, de la linguistique générale et appliquée – ce qui revient à jeter le bébé avec l’eau du bain.
C’est d’ailleurs là l’un des grands apports de cette réflexion collective, ancrée dans le vécu des expériences et de la praxis pédagogique aussi bien que dans le rationalisme théorique et appliqué de Tesnière linguiste, apprenant polyglotte et didacticien du FLE et de tant d’autres langues : à s’éloigner toujours plus de la linguistique, comme c’est le cas depuis au moins deux à trois décennies, la didactique des langues court le risque de voir son horizon s’assombrir. Non pas « plus de lumière ! », mais … de moins en moins.
Une initiative comme celle portée par ce numéro de TDFLE œuvre en sens contraire, en suivant le vœux de Goethe et des Lumières, dont Tesnière, par sa dimension encyclopédique et sa générosité intellectuelle et sociale, est un exemple stimulant.
Annexe :
Recensement des 87 langues citées et utilisées dans Tesnière (1959) et classement de ces langues, établi par Michèle Verdelhan-Bourgade.
Langues indo-européennes
Langues romanes Catalan Espagnol Français Gascon Italien Languedocien Portugais Provençal Roumain (daco-roman)
Langues celtiques Breton + bas-breton Gallois Irlandais (appelé ‘italo-celtique’) Vieux norrois |
Langues indo-européennes anciennes Indo-européen Latin Grec Sanskrit Avestique ou zend (Iran ancien) Tokharien (Asie centrale)
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Langues indo-iraniennes Iranien Persan Tzigane (rromani) |
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Autres langues i-e Arménien Albanais |
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Langues indo-européennes (suite) Langues germaniques Allemand (+ haut allemand moyen et ancien) + gotique Anglais Néerlandais (dont Hollandais) Langues scandinaves Danois Suédois & vieux suédois Norvégien & vieux norvégien Langues baltes (balto-slave) Letton Lituanien |
Langues indo-européennes Langues slaves & vieux slave Bulgare Polonais Russe Serbe Serbo-croate Tchèque Slovaque Slovène Ukrainien
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Langues ‘chamito-sémitiques’ (ou ‘afro-asiatiques’) Langues berbères Berbère Kabyle Tamachek Groupe égyptien (ancien) Copte Egyptien Langues sémitiques Arabe Araméen Ethiopien Hébreu |
Langues d’Afrique subsaharienne Nigéro-congolaises Bantou Soubiya (langue du Zambèze ; ex. repris de Guillaume)
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Langues du Caucase Géorgien (kartvélien : caucasique méridional)
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Langues ouraliennes (selon LT, ‘ouralo-altaïques’) Hongrois (langues ‘finno-ougriennes’ LT) Finnois Hongrois Tchérémisse (ou mari) Votiak Zyriène
Groupe altaïque Japonais Tatar Tchouvache Turc (‘langue turco-tatare’ pour LT ; aujourd’hui ‘turquien’ en Anatolie vs. ‘turcique’ en Asie centrale et ailleurs en Eurasie hors Anatolie)
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Langues ‘sino-tibétaines’ (ou ‘sinitiques’) Chinois
Langues amérindiennes Chinook (nord-ouest de l’Amérique) |
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Langues austroasiatiques Khasi
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Langues eskimo-aléoutes Eskimo Groenlandais
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Langues austronésiennes Malais Samoan Tonga |
Isolat Basque
Autres Espéranto
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[1] Cf. Cop, B. et al. (dir.). Mélanges Lucien Tesnière, Linguistica XXXIV/1, Ljubljana, 1994, téléchargeable sur le lien https://revije.ff.uni-lj.si/linguistica/issue/view/360/322.
[2] Cf. Neveu, F. et Roig, A. (éds.) L’œuvre de Lucien Tesnière. Lectures contemporaines. Berlin & Boston : De Gruyter, 2022.
[3] Henri Besse, « De la relative rationalité des discours sur l’enseignement/apprentissage des langues », Langue française, n°82, p. 29. Paris : Larousse, 1989.
[4] Voir notamment Do-Hurinville, Danh-Thành, Huy-Linh Dao et Annie Rialland (dir.) La transcatégorialité dans les langues. Description, modélisation, typologie. Paris : Éditions de la Société de linguistique de Paris. 2020.
[5] Greimas, A. Julien. Sémantique structurale. Recherche de méthode, p. 173, Paris : P.U.F. [1966]-1984.
[6] On lira à ce titre l’incontournable article de P. Pognan « Pourquoi Tesnière est-il Tesnière ? Vie, œuvre et héritage ». In Sonia Vaupot, Adriana Mezeg, Gregor Perko, Mojca Schlamberger Brezar, Metka Zupancic (éds.), Contacts linguistiques, littéraires, culturels, Université de Ljubljana, Département de traduction, p. 131-155, 2020.
[7] Henri Besse, « De la « première didactique (des langues) » et de son oubli en France, durant près de deux siècles ». Cahiers FoReLLIS, 13/09/2018, accessible sur https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr/index.php?id=579.
[8] Verdelhan-Bourgade Michèle, « Lucien Tesnière, professeur de linguistique à Montpellier de 1937 à 1954 », Bulletin de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, vol. 51, 267-281, 2020.
[9] André Chervel, Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français, Histoire de la grammaire scolaire, Paris : Payot, 1977.
[10] Cf. Verdelhan-Bourgade, « Lucien Tesnière et l’enseignement de la grammaire, d’après les expérimentations de Montpellier ». Dans Neveu, F. et Roig, A. (dir). L’œuvre de Lucien Tesnière. Lectures contemporaines. Berlin/Boston : De Gruyter, p. 369-382, 2022.
[11] André Rousseau, « Le graphe de Tesnière : origines et originalité », in Madray-Lesigne Françoise, Richard-Zapella Jeannine (dir.). Lucien Tesnière aujourd’hui. Actes du colloque de Mont-Saint-Aignan en 1992. Louvain : Peeters, p. 75-82, 1995.
[12] Verdelhan-Bourgade Michèle, « Lucien Tesnière et l’enseignement de la grammaire, d’après les expérimentations de Montpellier ». Dans Neveu, F. et Roig, A. (dir). L’œuvre de Lucien Tesnière. Lectures contemporaines. Berlin/Boston : De Gruyter, p. 369-382, 2022.
[13] De Santis Cristiana, Che cos’è la grammatica valenziale, Roma, Carocci, 2016. 2ème ed. 2019.
[14] Formulation personnelle.
[15] Cyrulnik, Boris. Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, 1999. Dans cet essai en partie autobiographique, le neuropsychiatre B. Cyrulnik rend compte des stratégies de résilience et de réparation des traumatismes existentiels, notamment par le recentrage de la conscience, l’appropriation et réappropriation des récits, l’intensité de l’intersubjectivité et des échanges malgré l’inconfort et l’adversité – autant de processus survenant également à diverses occasions ou de manière plus continue dans l’apprentissage des langues in situ.